Le Kitsch : Vers la fin de la musique ?

La question de la fin de la musique s’apparente à la question posée au cours du XX siècle par les philosophes et théoriciens d’art sur la fin de l’art. L’émergence des nouvelles courantes artistiques à partir de la fin du XIX siècle, débuté avec le modernisme en peinture et les nouvelles avant-gardes ont conduit à repenser le statut de l’œuvre artistique et plus généralement, l’essence de l’art dans la culture occidentale. La fin de l’art a été considérée sous deux raisons majeures. La première consisterait dans le fait que l’art pictural ait été dépassé par l’avènement de la photographie et du cinéma (1). Ces deux domaines artistiques ont été accusés de prendre le monopole de l’art visuel que détenait jusqu’à ce moment-là la peinture. D’une part, l’appareil photographique a été objet de critiques car il tentait de dépasser le réalisme pictural; d’autre part, l’appareil cinématographique a été accusé d’avoir introduit le mouvement dans l’image. En ce sens, dans le cas de l’art visuel, l’introduction du paradigme technologique a créé une rupture concrète, en donnant lieu à d’autres domaines artistiques. En d’autres termes, ni la photographie, ni le cinéma n’ont été considérés comme la poursuite du destin de l’art. Ils se sont imposés comme deux domaines radicalement différents, bien que des croisements entre eux aient pu être faits – comme dans le cas du pictorialisme, en donnant l’impression que par les techniques de gommage de la photographie pouvaient imiter les techniques de la peinture. Or, pour ce qui concerne le domaine de la musique, l’émergence d’un nouveau paradigme technologique n’a pas rompu radicalement avec la pratique musicale, et la musique contemporaine a été considérée comme une suite, en n’ouvrant pas un réel d omaine artistique.

La deuxième raison, soutenue notamment par Arthur Danto, porte sur le fait que l’art aurait atteint le sommet de ces expressions techniques, et qu’en s’affranchissant des déterminations techniques, il a pu s’adonner à la variété(2). En d’autres termes, l’art se serait libéré des obligations relatives à la technique et aurait pu finalement s’intéresser à l’abstraction. De même que pour Greenberg, le modernisme a pu s’affirmer comme mouvement avant-gardiste par sa recherche de la pureté et de la vérité. Dans les deux cas, nous pouvons constater que les justifications relatives à la fin de l’art ont un fort lien avec le paradigme technique et technologique. L’une et l’autre raison attribuent la fin de l’art à un changement paradigmatique. Dans le premier cas, c’est l’avènement de la technique industrielle qui concourt avec la spécificité représentative de l’art picturale, par le fait que ce soit un art humain, et donc imparfait ; dans le deuxième cas, c’est le dépassement des questions relatives aux techniques picturales qui ont permis aux artistes des poser non plus des questions d’ordre techniques, comme le clair-obscur ou la perspective, mais de se diriger vers des problématiques figuratives relevant du conceptualisme, ou même de l’ontologique.

Bien que nous ayons essayé de montrer comment les techniques industrielles aient pu faire émerger le son, les pratiques comprenant des appareils électroniques ou encore numériques, ont été considérées comme des outils appartenant aux mouvements émergents du même domaine, celui musical. C’est pourquoi, si nous avons déjà entendu parler de la fin de tel ou tel mouvement musical(3), nous n’avons jamais entendu parler de la fin de la musique, comme cela a pu être le cas pour l’art pictural. Faut-il penser la fin de la musique comme une libération ou comme la mise à mort de toute une tradition occidentale par l’intégration de la culture populaire du paradigme technologique appartenant à la musique contemporaine savante?

Le risque de l’intégration du paradigme technologique dans la culture est que les objets techniques en général puissent être utilisés de manière superficielle, en échappant à tout le potentiel qu’ils pourraient utiliser dans la culture. En ce sens, on obtiendrait une culture qui intégrerait partiellement la technique, sans opérer un réel changement culturel. Ce phénomène d’usage massif de certains composants culturels au sein d’une même culture prend le nom de Kitsch. Comment éviter que tout le travail savant opéré dans la musique contemporaine ne soit pas pris par la culture de masse ? Comment assurer que la création sonore poursuive cette intégration de la technique dans la culture, tout en permettant sa diffusion ? La notion de kitsch est généralement associée à celle de « mauvais goût » popularisé par une médiatisation exponentielle sur tous sujets appartenant à une société donnée. Le terme se diffuse en Allemagne à partir de 1860, et vient du verbe allemand kitschen, qui signifie bâcler. De la même façon, pour le théoricien d’art Clément Greenberg, le kitsch est associé à tout objet artistique appartenant à la culture populaire : il est « un art et une littérature populaires et commerciaux faits de chromos, de couvertures de magazines, d’illustrations, d’images publicitaires, de littérature à bon marché, de bandes dessinées, de musique de bastringue, de danse à claquettes, de films hollywoodiens, etc. »(4). Si pour Greenberg, le Kitsch s’affirme comme « succédané de culture », pour Adorno le kitsch a émergé au sein de la culture grâce à l’industrie culturelle. L’avant-garde comme la seule manière possible de défendre la tradition du grand art(5). Adorno utilise même des termes assez radicaux pour exprimer son aversion envers l’introduction de la technique industrielle dans la musique. Il dit qu’« Il se dégage un type musical qui, nonobstant sa prétention inébranlable au sérieux et au moderne, s’assimile à la culture de masse par une débilité mentale calculée » (6). Ainsi, il voyait déjà dans les prémisses de la musique contemporaine, une sorte de perversion de la culture du fait d’intégrer des techniques et des appareils techniques industriels dans la musique. En ce sens, nous comprenons que le problème du Kitsch n’est pas tant celui de l’artiste.

L’aversion envers le kitsch provient du fait que la culture occidentale non seulement serait dépositaire de valeurs, comme dirait Simondon, mais qu’en plus elle impose ces valeurs par les moyens de médiation et de communication techniques dont elle dispose. C’est ainsi, que la société en imposant le Kitsch, elle contribue à la constitution d’une pensée unique, uniformité de la pensée dictée par l’institution du beau par le maché. Ce lien entre économie de marché et production du kitsch dans l’artistique est mise en avant par Abraham Moles qui dit que « dans tout art, il y a un minimum de conventionnalisme, d’acceptation du faire-plaisir au client et qu’aucun Maître n’en est exempt » (7). Cela sous-entend que l’œuvre est strictement liée au faire-plaisir, qui peut se traduire par la demande en termes économiques. Ainsi, « le Kitsch se révèle avec force au cours de la promotion de la civilisation bourgeoise, au moment où elle adopte le caractère d’affluence, c’est-à-dire d’excès des moyens sur les besoins, donc d’une gratuité limitée, et dans un certain moment de celle-ci où cette bourgeoisie impose ses normes à une production artistique » (8) Le problème du Kitsch finalement est que la culture, mais aussi la technique, ont été soumis aux caprices de la sphère bourgeoise. Par le concept d’industrie culturelle, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans La Dialectique de la Raison (1947) critiquaient cette tendance croissante de commercialiser le domaine de la culture, en standardisant les goûts artistiques et en exploitant les médias pour que cette uniformisation culturelle puisse créer du profit. Sur le même plan, Moles explique que « ce monde », le monde de l’Extrême Occident, « est caractérisé par l’intervention, entre l’homme et cette société, de médiateurs de plus en plus envahissants qui transforment la nature de ses relations. »(9). C’est l’industrie culturelle qui impose les goûts au peuple, et qu’il critique de manière exacerbée.

Ces considérations nous portent à penser que la dichotomie entre culture et technique s’anéanti face à la puissance du Capital : d’une part la culture se soumet aux ordres de l’offre et de la demande ; de l’autre, la technique est exploitée comme moyen pour atteindre le plus de profit possible. Face aux positions ardues de l’École de Frankfort, dont Adorno, Horkheimer et Benjamin faisaient partie, Edgar Morin analyse parfaitement les deux positions de l’époque concernant les médias :

Unissant en eux l’aristocratisme universitaire et la culture marxiste, les tenants de l’École de Francfort […] jugeaient que la « mass culture » issue des médias contribuait puissamment à endormir les travailleurs et les détourner de leur tâche révolutionnaire. À l’opposé, d’autres intellectuels considéraient que les médias contribuaient à la démocratisation et à l’élévation du niveau culturel des masses populaires (10).

En supposant, que ces divergences théoriques puissent être valables encore aujourd’hui, où faudrait-il se positionner ? Assistons-nous à une démocratisation de la musique par l’enregistrement ou s’agit plutôt d’une uniformisation de la pensée ? Stockhausen qui craignait la puissance de la culture de masse, aurait-il pu imaginer que son art aurait pu intégrer le système de la marchandisation des œuvres sonores ? Qu’aurait-il pensé ?

 

CITATIONS

(1) Adorno affirme à ce propos que « La peinture moderne s’est détournée du figuratif, ce qui en elle marque la même rupture que l’atonalité en musique, et cela était déterminé par la défensive contre la marchandise artistique mécanisée, avent tout contre la photographie » dans Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Hans Hidenbrand et Alex Lindenberg, Ed. Gallimard, p.15.

(2) Arthur Danto écrit à ce propos que « C’était parce qu’on n’avait plus besoin de lutter pour maîtriser l’usage de la perspective, du clair-obscur, du raccourci et d’autres techniques du même genre, qu’une telle variété devenait possible. Tout un chacun pouvait maîtriser et utiliser les techniques en question : leur apprentissage définissait le curriculum de l’atelier conçu comme école d’art. Ce n’est pas comparable avec le domaine musical car le paradigme technologique a changé radicalement, mais surtout la musique a changé grâce à lui. » dans The Madonna of the Future, Atlantic Monthly, 1873 ; trad. Ph. Jaudel, in Henry James, Nouvelles complètes, éd. établie par Annick Duperray, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. I, p. 560.

(3) Greenberg, Clement, « Avant-garde et Kitsch », dans Art et culture, Ed. Macula, 1988.

(4) Pour plus de détails sur la critique greenbergerienne de l’art, voir Talon-Hugon, Carole. « GREENBERG, Clement. 1909-1994 », Carole Talon-Hugon éd., Les théoriciens de l'art. Presses Universitaires de France, 2017, pp. 279-282.

(5) Pour plus de détails sur la critique greenbergerienne de l’art, voir Talon-Hugon, Carole. « GREENBERG, Clement. 1909-1994 », Carole Talon-Hugon éd., Les théoriciens de l'art. Presses Universitaires de France, 2017, pp. 279-282.

(6) Adorno, op. cit., p.16.

(7) Moles, A. « Qu'est-ce que le Kitsch? »In: Communication et langages, n°9, 1971, p.75.

(8) Ibid. p.75.

(9) Ibid., p.76.

(10) Edgar Morin, L’esprit du temps, Paris, Armand Colin, 2008 (1962), p. 18.

           

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